Entretien avec Hélène CLAUDOT-HAWAD, spécialiste des Touaregs, au sujet de la sortie du film Timbuktu
Le GITPA signale la sortie du film d’ABDERRAHMANE SISSAKO
Près de Tombouctou vit Kidane (Ibrahim Ahmed), un berger qui tente de vivre paisiblement dans les dunes du Mali. Avec sa femme Satima (Toulou Kiki), sa fille Toya (Layla Walet Mohamed) et son fils Issan (Mehdi AG Mohamed), ils subissent silencieusement l’invasion djihadiste. Car la ville est tombée aux mains des extrémistes religieux. La terreur paralyse les habitants, qui ne peuvent plus ni chanter, danser, fumer, ou encore jouer au football… Cachées sous leurs voiles noires, les femmes tentent de résister dignement, et deviennent les victimes de procès absurdes. Un jour, Kidane tue sans le vouloir Amadou, un pêcheur qui s’en était pris à sa vache préférée. Il va devenir le jouet de ces défenseurs de la loi venus d’aileurs…
Interview, par le GITPA, de Hélène CLAUDOT-HAWAD, directrice de recherche au CNRS,
expert de la société touarègue, membre du réseau Afrique du GITPA
Que pensez vous du contenu du film et en particulier de la représentation des Touareg qu’il véhicule ?
Le parti pris du réalisateur de Timbuktu est intimiste. Il montre des parcours individuels, qui peuvent être chaotiques, contradictoires, hésitants. Il met en scène une palette de personnages qui s’expriment dans les langues locales anciennes : songhay, tamashaq, arabe, mais aussi en français, bambara, anglais… En fait, seuls les chefs jihadistes et leurs recrues, venus d’ailleurs, ont besoin d’interprètes.
Parmi cette mosaïque humaine, il campe des portraits contrastés de Touaregs. D’un côté, un jeune jihadiste (le chauffeur interprète) à l’itinéraire compliqué, qui arrive de Libye mais qui parle parfaitement la langue touareg de l’Ouest d’où sa famille est donc issue, suggérant un parcours d’exil. De l’autre côté, une famille touareg qui ne veut pas partir de chez elle, bien qu’elle se sente menacée et isolée après le départ des voisins, mais qui essaie de continuer à vivre normalement. « Où irions-nous? », dit le père, montrant l’attachement à leur terre en dépit de tous les risques encourus. Pour une fois, on entend de bons locuteurs de la langue tamashaq dont les gestes, les attitudes, les manières d’être, de parler et d’échanger ne sont ni surfaits, ni sur joués. La caméra traduit avec sobriété des instants simples du quotidien, comme la discussion affectueuse entre époux, la tendresse manifestée envers les enfants et notamment celle qui lie le père à sa fille, sentiments valorisés chez les Touaregs. Aucune vision manichéenne, y compris dans le drame qui se joue ensuite quand s’affrontent le pasteur touareg et le pêcheur bozo, deux voisins qui se connaissent et s’appellent par leurs noms propres. Seule une petite phrase du Touareg sur « l’humiliation qui doit cesser maintenant » laisse comprendre qu’il y a une autre crise sous-jacente dont le film ne parle pas : le sort des civils touaregs harcelés par les milices paramilitaires qui se disent « negroafricanistes » et qui s’attaquent aux individus à teint « clair », les contraignant à quitter le pays. Tuer la vache divagante du voisin plutôt que réclamer des compensations pour les dommages produits apparaît, dans ce contexte précis, comme un comportement volontairement provoquant qui va conduire au drame. Mais le film ne donne pas les clés nécessaires pour comprendre vraiment ce qui se joue dans cet incident.
– Y a-t-il des aspects du film qui vous ont choqué ?
La décontextualisation extrême des événements me gêne. Le film ne dit pas pourquoi les campements touaregs sont partis, pourquoi une ville comme Timbutku, largement touarègue dans les années1980, s’est vidée de ses habitants touaregs, ni comment les jihadistes ont pu s’installer et régner en maîtres… Les réalités sont traitées sur le mode anecdotique. Heureusement, les personnages mis en scène ont suffisamment de densité pour ne pas devenir de simples caricatures. Chaque individu tente ici de se débattre comme il le peut – et parfois de composer – avec le nouveau pouvoir qui lui même ne présente pas un visage lisse et homogène. La poissonnière révoltée, la musicienne qui chante sous les coups de fouets, la folle qui dope l’un des jihadistes se muant alors en oiseau, les enfants qui essaient de se consoler de la perte et du deuil, le décalage des recrues jihadistes qui parlent du foot mais l’interdisent, l’imam de la mosquée qui par son érudition s’oppose aux règles rustiques et brutales des jihadistes… Tous ces parcours parallèles à un moment donné s’entrecroisent et dialoguent, même s’il s’agit d’un dialogue de sourds. Ce sont ces rencontres improbables que le réalisateur a eu le talent de filmer mais, de mon point de vue, il manque des clés de compréhension essentielles pour saisir pourquoi et comment on en est arrivé à ce type de situation.
– Y a ‘il des sujets que vous auriez aimé voir abordé ?
A cause de la focale choisie, au plus près des individus en proie à une force arbitraire qui tente de les déposséder de tout ce qui donnait sens à leur vie, beaucoup de protagonistes de la crise demeurent invisibles. Par exemple, l’État malien, la France, l’Algérie, les USA, le Qatar, les pays du Golfe, etc., et bien sûr les mouvements contestataires touaregs qui ont une longue histoire politique dont les racines remontent à la colonisation. Je pense que des allusions plus claires aux dessous de l’histoire – par exemple, aux financeurs des jihadistes ; ou à la collusion entre des représentants de l’État, des narco-trafiquants et des jihadistes ; ou aux massacres de civils touaregs perpétrées par l’armée malienne et par les milices encadrées par les militaires ; ou au travail de transformation de luttes politiques en guerre de « races » puis de religion – auraient utilement ajouté du sens à la compréhension de ces réalités complexes, qui ne sont pas dues au hasard, mais sont au contraire le résultat logique d’intérêts contradictoires qui s’affrontent, non pas seulement au niveau local, mais surtout international. Ceci dit, je comprends bien que l’intention du réalisateur se situe ailleurs. Il n’a pas voulu faire un documentaire. L’histoire mise en scène a un sens allégorique et une portée universelle. Les différents rôles pourraient être endossés par d’autres personnages pris au piège d’une situation d’oppression par une force arbitraire. Cette dernière peut être un régime autoritaire et corrompu, une armée génocidaire, une mafia internationale, une compagnie minière, etc. Face à un tel pouvoir de destruction, comment de simples individus à qui on veut arracher leur autonomie de penser et d’agir arrivent-ils à survivre et à résister ? Quels moyens mobilisent-ils ? La scène du match de football sans ballon ou le rêve éveillé de différents personnages montrent la puissance de l’imaginaire face à une force aveugle qui traque la différence. Un problème demeure : celui de l’oubli. La scène de traque qui ouvre le film – avec la gazelle harcelée par les tirs des jihadistes – et qui le clôt – avec des êtres humains à la place de la gazelle – se joue jusqu’à aujourd’hui dans la réalité. Ces images font écho à une phrase souvent entendue de la part de Touaregs qui ont connu la fuite et l’exil : « Pour le Mali, nous sommes comme des gazelles, c’est tout ». Combien d’enfants, de femmes, de vieillards touaregs ont ainsi été traqués et tués au Mali, bien avant l’arrivée des jihadistes ? Le non-dit de ce film sensible mais décontextualisé fait parfois très mal car il entérine l’oubli de ce que signifie être touareg au Mali.