Nous sommes le 24 octobre 2015 : et si vous vous intéressiez à l’Argentine aujourd’hui ?
Laetitia Gervais, étudiante en M2 Histoire/anthropologie à l’Institut des hautes études de l’Amérique latine (IHEAL), en échange à l’Universidad Nacional de Mar del Plata (UNMDP), Mar del Plata, Argentine
Si vous n’y connaissez rien et que vous cherchez les actualités, vous allez tomber sur l’événement tant attendu : les élections du 25 octobre, élections présidentielles, mais pas seulement, elles sont sextuples ! Si vous connaissez un peu le pays, vous attendez de voir ce qui va se passer…tout le monde a les yeux rivés sur cette date historique, chacun spéculant sur la victoire de Daniel Scioli, le candidat kirchnériste et péroniste, soutenu par la Présidente sortante, Cristina Fernández de Kirchner, même s’il ne fait pas l’unanimité au sein des kirchnéristes.
Mais qui s’intéresse à ce qui se passe au croisement entre l’Avenida de Mayo et la rue 9 de Julio, à Buenos Aires ? Il y a là un gigantesque campement connu sous le nom de l’acampe, et ce depuis plus de 8 mois maintenant, depuis le 14 février 2015, pour être précise. Des représentants de 4 peuples autochtones essaient de porter sur la scène nationale leur désarroi régional et un conflit ouvert avec le gouvernement de l’Etat fédéral de Formosa où ils habitent. Ces 4 peuples sont : les QOM, les PILAGA, les WICHI et les NIVACLE, et viennent de former un collectif nouveau : QO.PI.WI.NI (je sais, vous n’avez rien compris littéralement, mais faites un effort, vous allez saisir d’où cela vient…et je vous conseille d’aller vite mettre un « J’aime » sur leur page facebook : https://www.facebook.com/qopiwini?fref=ts)
Ils vivent dans des conditions plus que précaires au milieu de ce carrefour urbain, en proie aux voitures qui dévient de leur voie (je fus témoin d’un accident évité de justesse, sous une pluie torrentielle qui avait provoqué un dangereux aqua-planning) au milieu d’un bruit incessant, d’une pollution continue, au cœur de l’énorme capitale grouillante qu’est Buenos Aires. Ce n’est évidemment pas une parcelle du Camping Paradis, donc ils sont sans eau sinon celle de la fontaine de la place et celle des pluies torrentielles qui ont anéanti de nombreux matelas. Ils (sur)vivent surtout grâce aux dons des passants qui sont souvent des touristes, touchés par leur cause, et grâce à l’aide des associations locales qui se relaient. Aucun signe manifeste de l’INAI (Instituto Nacional de Asuntos Indígenas, l’institut officiel pourtant chargé des affaires autochtones en Argentine) et surtout, ils n’ont toujours pas été reçus par la présidente, ce qui est leur souhait, être entendus avant la fin de son mandat, en décembre, selon les slogans affichés. Mais ce n’est rien en comparaison de leur situation quotidienne dans leur campagne de Formosa, au nord du pays. Ils me disent d’ailleurs que ce campement est très similaire à leurs conditions de vie chez eux.
Voyons de plus près ce qui les pousse à faire du camping urbain gratuit. Il y a notamment le fait d’être encore (en 2015, eh oui !) chassés de leurs terres ancestrales (si si, il y avait des habitants avant le débarquement de Colomb et compagnie) au profit de grands propriétaires terriens ou de grandes entreprises étrangères extractivistes (je félicite au passage l’entreprise française Total qui fait du fracking en Patagonie en territoire mapuche, vu que la loi française le lui interdit sur notre territoire). Mais ils se plaignent aussi d’être les victimes d’une certaine insécurité juridique (papiers mal faits), de dépendre cruellement du gouvernement local qui se vend au plus offrant, de la persécution de leurs leaders et des violences policières à l’égard des populations autochtones, de la main mise d’un gouvernement local au pouvoir depuis 25 ans environ sur les actes fonciers, et de menaces permanentes. Ils souffrent également de problèmes de maladies et de malnutrition, du manque de vaccination dans les zones rurales reculées, du besoin d’une salle de premiers secours par communauté avec une ambulance pouvant les transporter à l’hôpital parfois à 50 km, d’une éducation insuffisante et mal adaptée à leurs cultures différentes (il n’y a d’ailleurs aucune université autochtone en Argentine comme cela peut être le cas dans d’autres pays en Amérique latine). Ils sont confrontés à un accès difficile à la justice et voient régulièrement leurs droits bafoués en tant que citoyens argentins et tant que peuples autochtones, au mépris des lois régionales, nationales et internationales, ils sont victimes de la privation de leurs modes de vie traditionnels quand leurs terres ancestrales ont été patrimonialisées en parcs nationaux (pas le droit de pêcher, de chasser, de ramasser des plantes traditionnelles, etc…), et ils sont même contraints d’exercer leur médecine traditionnelle en cachette car elle est non reconnue (soin de certains cancers avec du sang de tatou par exemple). Autre élément très important de leurs requêtes, ils réclament la reconnaissance de toutes les communautés qui le souhaitent et s’auto-désignent comme telles, et notamment celle des membres de la communauté Nivaclé, d’origine paraguayenne, en Argentine depuis 20 ans (la plupart n’ont aucun document d’identité argentin et sont pour ainsi dire presque apatrides)…
J’ai interviewé des représentants de chaque communauté le 9 août, le hasard a fait qu’il s’agissait de la journée internationale des peuples autochtones décidée par l’ONU, et tous les espoirs étaient permis après la réunion fin juillet avec le secrétaire des Droits de l’Homme de l’Argentine, Juan Martín Fresnaga, mais je suis repassée à l’acampe, et à la veille des élections rien n’a changé, les expectatives sont malheureusement toujours les mêmes.
Etudiante étrangère en Argentine, ne votant pas, j’ai refusé hier les boletas (flyers politiques incluant les bulletins de vote indiquant les listes de candidats titulaires et suppléants) distribuées à Mar del Plata pour les élections imminentes, et je me suis ravisée. J’ai finalement pris la liasse de papiers pour vérifier en particulier le programme du candidat annoncé comme favori, Scioli. Parmi les quinze objectifs du « développement argentin » qu’il envisage, je viens de vérifier personnellement, absolument aucun ne fait allusion aux peuples autochtones et c’est également le cas des autres programmes électoraux.
Il faut donc croire qu’environ cent trente ans après la dernière campagne de la fameuse Conquête du Désert argentine, on considère toujours dans les sphères politiques argentines que le « développement » ne peut se faire qu’en éliminant la présence des autochtones et en les invisibilisant. L’histoire ne fait que se répéter, sacrifiant des populations qui occupaient pourtant tous ces territoires bien avant l’arrivée des Européens. Qui va à la chasse…