session de l’ERSIPAL du Vendredi 2 mars 2012 – 14h-16h
salle Paul Rivet 5ème étage, IHEAL, 28 rue Saint Guillaume, 75007.
L’urbain et le rural en Bolivie : Dichotomie ou interconnexion ? Regards croisés de deux études de terrains
De la communauté au village : Se faire « vecinos » comme forme de lutte politique
Claude Le Gouill (CREDA-IHEAL)
Si la Bolivie est souvent considérée comme un pays fortement rural, notamment pour la vitalité de ses organisations paysannes-indigènes, la majorité de la population (55%) vit cependant en zone urbaine. Les organisations rurales sont-elles mêmes très largement connectées au monde urbain. Il est ainsi possible d’étudier aujourd’hui ces mouvements paysans-indigènes sans même se rendre dans les « communautés ». En effet, dans la lutte croissante entre organisations et cadres de ces mouvements, le monde urbain joue un rôle fondamental d’articulation, au sein du corporatisme bolivien, entre société civile, Etat et ONG. Il s’est créé dans les zones rurales un « champ du développement » où les différents acteurs et institutions s’affrontent afin de mettre en place leurs propres projets de développement, indispensables à toute légitimité politique. La lutte entre organisations paysannes-indigènes pour le contrôle du monde rural passe ainsi par une « course au développement » et par la construction de réseaux, et le contrôle de ceux-ci, entre le monde rural et le monde urbain. Afin d’expliquer ce processus, nous nous plongerons dans l’étude de terrain réalisée entre 2006 et 2011 dans la région du Nord Potosi.
Si les dernières décennies ont engendré un important exode rural, le phénomène de concentration urbaine n’est cependant pas nouveau dans le pays. Durant la colonisation espagnole, les communautés indigènes furent regroupées dans des reducciones afin de mieux contrôler cette population, de l’évangéliser et de la soumettre à l’impôt sur la terre et au travail forcé dans la mine de Potosi. Ces centres urbains coloniaux deviennent rapidement les lieux du pouvoir au sein du monde rural, d’où nait la population métisse. Notre exposé prendra, pour expliquer ce phénomène, l’exemple de la reduccion de San Pedro de Buena Vista. A partir de ce cas précis, nous montrerons comment les communautés indigènes ont redéfini leur espace religieux et de développement autour de ce nouveau centre de pouvoir, non sans tension avec la population métisse.
La réforme agraire de 1953 marque un nouveau tournant dans la relation entre centre urbain métis et communautés indigènes. Le travail de terrain réalisé dans la communauté de Chiro K’asa entre 2009 et 2011 nous montre un exemple tout à fait pertinent de ce processus. Née dans les années 1960 avec la construction d’une route, cette communauté proche de San Pedro de Buena Vista a connu un fort processus d’urbanisation, impulsé par ses propres membres, jusqu’à devenir aujourd’hui un lieu de « contre-pouvoir » à la domination métisse du village colonial. Cette urbanisation a favorisé la création d’une école, d’un collège, mais aussi l’arrivée de nombreuses ONG et d’une église évangélique, permettant la formation de nouveaux leaders paysans-indigènes. Ceux-ci impulsèrent de nouvelles revendications et de nouvelles formes d’autonomie vis à vis de San Pedro de Buena Vista. Ce processus d’intégration à la société nationale et au marché économique fut cependant à l’origine d’une désintégration de la communauté en interne, jusqu’à provoquer une « guerre civile » entre groupes opposés de leaders. La multiplication des appareils de socialisation, qu’ils soient politique, religieux ou technique, deviennent en effet des « outils de distinctions » au sein de la communauté. Les individus et groupes naviguent entre des valeurs contradictoires et adoptent celles qui leur semblent les plus positives dans la construction de leur propre identité et dans leur opposition au groupe concurrent. Deux groupes se sont ainsi formés, l’un lié aux ONG catholiques et au syndicalisme paysan-indigène, l’autre à l’Eglise évangélique et à l’organisation traditionnelle communautaire. La « course au développement » menée par ces différents leaders prend ainsi un aspect religieux de « contrôle des biens du Salut ». Chaque groupe cherche à définir ses projets de développement selon son identité et à les articuler à leurs croyances religieuses par la ritualisation de l’espace communautaire. Ces différentes représentations reposent cependant sur des schèmes culturels communs, encrés dans la conscience collective. Si la communauté peut se déchirer en interne, elle s’unie cependant face au monde extérieur dans une même identité locale, afin d’affronter la population métisse, et de conquérir des espaces de pouvoir dans l’échiquier politique régional.
Cet exposé montrera ainsi la relation croissante entre le monde rural et le monde urbain en Bolivie. Celle-ci peut venir d’un exode rural, mais aussi d’une stratégie d’urbanisation promue par la communauté elle-même, comme ce fut le cas à Chiro K’asa. Ce phénomène permet dès lors d?attirer les institutions et la société extérieure vers la communauté, en se les réappropriant, afin de construire leur propre intégration à la modernité. Cet exposé montrera aussi l’importance du changement d’échelle durant l’enquête. A travers l’étude de terrain réalisée, nous montrerons ainsi les choix et stratégies employés par le chercheur afin de s’intégrer à ce monde rural conflictuel.
L’envers de la « ville aymara ». Migration rurale, mobilité intra-urbaine et mobilisations politiques à La Paz et El Alto
L’entrée en politique du monde rural en Bolivie est souvent analysée au prisme de la ville de El Alto, la « ville rebelle » qui serait peuplée de migrants issus des communautés aymaras de l’Altiplano. Cette vision d’un monde rural transposant en milieu urbain ses traditions de lutte et ses formes collectives d’organisation sert non seulement à expliquer l’explosion démographique de la ville, mais aussi les mobilisations politiques contre la privatisation des ressources naturelles et des services de base qui y ont eu lieu.Franck POUPEAU – CNRS (CSU-CRESPPA, UMR 7217) Directeur de recherche associé à l’IHEAL
Cet exposé présentera le « pluralisme méthodologique » utilisé pour développer une perspective sociologique sur les inégalités urbaines et sur les transformations sociales qu’elles révèlent : ethnographie des quartiers populaires, cartographie des données statistiques, questionnaires auprès d’un échantillon représentatif des résidents, etc. En questionnant le schéma interprétatif de la migration rurale, et en s’appuyant notamment sur l’indicateur constitué par les inégalités socio-spatiales d’accès à l’eau et aux services urbains, l’enquête permet de mettre en évidence l’importance des stratégies familiales d’installation dans les zones périphériques en expansion.
Si elle s’attache aux effets des transformations morphologiques sur les rapports sociaux et, en particulier, sur les positionnements identitaires et politiques, l’enquête s’inscrit aussi dans une prise en compte fine des trajectoires individuelles ou familiales des résidents. Elle révèle alors l’envers de la « ville aymara », à travers l’importance des principes d’identification territoriaux, des aspirations urbaines et des mobilisations pour les services de base qu’elles sont susceptibles de générer.